De l’échec de la clinique à la clinique de l’échec
Martin Pigeon

1- L’échec de la clinique 

Il m’est difficile de ne pas commencer sans dire quelques mots sur le malaise que j’eus lorsque le Pont freudien me demanda de présenter un cas clinique montrant le fonctionnement de l’inconscient.[i] Ce malaise rejoignait une question qui m’interpelle depuis longtemps : comment rendre compte de la clinique psychanalytique sans ravaler la particularité de ce qu’elle cerne ?

Il est rare d’entendre ou de lire des présentations cliniques qui approchent ce à quoi elles devraient, à mon avis, répondre : cerner au plus près le réel d’une expérience subjective, puis, l’articuler. 

Généralement, lors des présentations de “ cas cliniques ” :

- L’analyste présente ce qu’il sait déjà. Il trouve dans le cas clinique la théorie à laquelle il adhère.

- Ou encore, l’analyste feint qu’il ne sait rien. Il écoute son patient en mettant, en principe, de côté la théorie - ce qui le ramène, au pire, à la théorie de son fantasme. Cette position méconnaît la structure du discours et s’appuie sur la croyance au métalangage : penser que l’on peut se situer hors discours.

- Comme l’analyste ne peut pas ne pas user de concepts, il a, trop souvent, recours à des concepts qu’il n’a pas lui-même mis à l’épreuve. Ainsi, l’incompréhension ou l’illusion d’une signification partagée accompagnent généralement ces présentations cliniques.

- Autre cas de figure. L’analyste cherche à rendre compte du réel de l’expérience subjective, mais il veut aussi “ faire connaître ”, “ rendre accessible ” la psychanalyse, ce à quoi personne ne s’objectera. Mais quand cette entreprise conduit à sabrer sur la rigueur, la pente psychologisante n’est jamais bien loin. Ce type de présentation clinique procède en fait d’un marketing, ce qui bien sûr s’éloigne du vif de l’expérience analytique.

C’est finalement l’illusion d’être plus près de la vérité que les présentations de cas cliniques laissent miroiter. Si tel était le cas, les questions de transmission et d’enseignement de l’expérience analytique ne poseraient pas tant de difficultés ! 

Ces critiques, je me les adresse en premier lieu. De les poser ne diminue pas la difficulté qu’elles recèlent, mais permet peut-être de mieux la situer.

L’échec de la clinique procède du réel qu’elle cherche à articuler. J’entends ici par clinique le savoir du réel qui se dégage des expériences subjectives se déployant dans l’analyse, et par réel ce qui résiste à toute description, à toute (re)présentation, à toute symbolisation. Nous voyons déjà ici la difficulté : tout en faisant échec à l’articulation signifiante, le réel est ce qui oriente le travail de la cure. La mise au travail du réel, par un sujet qui est sujet justement parce qu’il y répond, fonde la spécificité de la cure analytique.   

Est-il alors impossible de témoigner de l’expérience analytique ?

Oui et non. Oui, si ce témoignage procède d’un démenti du réel, non s’il s’y affronte. 

Une “ présentation clinique ” ne devrait-elle pas plutôt rendre compte du réel de son échec ?

Dans ce cas, il y aurait intérêts à bien définir les conditions dans lesquelles cela peut se faire sans écraser ce sur quoi se fonde l’analyse. La position de Freud est ici exemplaire : il met son ignorance au travail. Dans tous ses cas cliniques, Freud articule rigoureusement sa mise à l’épreuve du réel que recèle le discours de ses patients.

À la suite de l’immense travail de défrichage de Freud, une autre condition s’impose : ne pas occulter les traits de structure de la subjectivité. Pour le dire autrement, pas moyen d’entendre un analysant sans outils de lecture ; mais surtout, pas moyens de se servir de ces outils sans les avoir mis à l’épreuve : c’est la tâche de l’analysant, ce qui inclut l’analyste lorsqu’il témoigne de son rapport à la psychanalyse. 

Ainsi, le savoir de la clinique m’apparaît difficilement pouvoir s’appréhender du lieu des “ présentations de cas cliniques ”. Ce savoir se fonde moins à partir de descriptions cliniques que par l’interrogation de ce qui fait échec aux cliniciens (ie. l’analyste et l’analysant). L’une et l’autre ne sont pas incompatibles, mais force est de constater que l’imaginaire inhérent à la description du cas clinique court-circuite, le plus souvent, son interrogation.

La topologie de Lacan, par exemple le graphe qu’il élabore dans son séminaire Les formations de l’inconscient, est une tentative d’épurer l’imaginaire afin d’interroger au plus près la structure, soit le “ réel qui se qui se fait jour dans le langage. ”[ii] 

2- Structure de l’échec 

Avant de passer à l’étude d’un cas clinique de Freud dans lequel la question de l’échec est dominante, celui de l’homme aux rats, il m’apparaît nécessaire de poser les préalables à partir desquels j’ai relu ce cas et poser certaines questions.

1) Il y a un réel, que je définis pour l’instant par le fait que son abord imaginaire et symbolique soit mis en échec. Il n’y a donc pas un réel de la névrose, un réel de la psychose, etc., mais le réel en tant qu’un sujet s’évertue à y répondre – le sujet se réduit à cette réponse du réel.

2) Il y a quelques modalités de réponse : névrose, psychose, perversion. La clinique analytique est une clinique de la structure de ces positions subjectives.

3) Il y a plusieurs figures de réponse du sujet ; par ces figures, j’entends la manière dont un sujet traduit subjectivement son rapport au réel et met en forme la question que le réel de sa division subjective lui pose – le fantasme, le symptôme, le délire... sont des figures de réponse du sujet. 

Avant de poursuivre, quelques mots sur deux concepts que j’ai introduit : le sujet et le réel. 

Le sujet est ce qui répond à cet échec du symbolique et de l’imaginaire à rendre compte du réel. Pour le dire autrement, la question du réel se pose que pour un sujet (ie. pris dans le langage) en tant que “ quelque chose ”, le réel, ne peut être ni symbolisé, ni imaginé par lui. C’est cet échec, ce réel, que Freud découvre lié à la sexualité. Les différentes théories pulsionnelles de Freud (dualismes ou conflits entre : le moi et la sexualité ; la libido narcissique et la libido d’objet...) répondent à cet échec fondamental, échec qui est aussi ce sur quoi procède la subjectivité !

Chez Lacan, cet échec est abordé de diverses façons : inadéquation entre le sujet et l’objet ; le non-rapport sexuel ; l’irréductibilité entre le dit et le dire...    

Ce détour me permet maintenant d’aborder le thème de la journée.

Vous connaissez sans doute tous cet aphorisme de Lacan : “ l’inconscient est structuré comme un langage ”. Cet aphorisme peut laisser entendre que tout est langage, critique que l’on adresse souvent à Lacan. Tout se réfère peut-être au langage mais pas tout est langage. Un reste, toujours, échappe au sujet : le réel. Ce n’est que dans la mesure de son échec que le langage intéresse le psychanalyste. Tout parlêtre doit se dépatouiller avec ce “ pas-tout ” du langage et y répondre - ce que rappelle l’inconscient. 

Il y a un autre aphorisme, que Lacan articula plus tard dans son enseignement, que vous connaissez probablement moins : “ L’Inconscient, c’est le réel. ”[iii] 

Est-ce à dire que l’inconscient structuré comme un langage ne tient plus ? Gardons cette question, nous la reprendrons tout à l’heure avec l’homme aux rats. 

Parmi les formations de l’inconscient, le symptôme se distingue. Contrairement au lapsus, au rêve, au mot d’esprit...  qui sont événementiels ; le symptôme insiste, il “ ne cesse pas de s’écrire ”, il semble relever d’une nécessité pour le sujet. De plus, une inertie est associée au symptôme, inertie à laquelle Freud pointe deux traits : une fixation libidinale et une satisfaction pulsionnelle substitutive qui ne relève pas du plaisir.[iv] Ces deux traits seront abordés, chez Lacan, par le concept de la “ jouissance ”.

Pour reprendre les préalables dont je parlais, le symptôme se présente comme la réponse du sujet à l’échec vis-à-vis duquel il est confronté. Une question se pose ici, que je reprendrai avec le cas de l’homme aux rats : en quoi le symptôme est-il lié à l’inconscient ? Pour le dire autrement : la réponse du sujet à l’échec qu’il rencontre de s’introduire dans l’ordre du lien social relève-t-elle de l’inconscient ? 

Tout comme l’inconscient, nous retrouvons le même mouvement en ce qui concerne le symptôme dans l’enseignement de Lacan. Du “ symptôme structuré comme un langage ”, (“ Discours de Rome ”, Écrits, p. 269), il pose, dans son séminaire R.S.I., que “ le symptôme se produit dans le champ du réel. [...] Si nous sommes capables d’opérer sur le symptôme, c’est pour autant que le symptôme est de l’effet du symbolique dans le réel. ” (10 décembre 1974).

Ce mouvement – du “ structuré comme un langage ” au réel – est-il solidaire à la structure ? Est-il repérable dans l’orientation de la cure analytique ? 

Sur le réel, quelques mots encore. Lacan propose principalement deux définitions du réel : 1) Ce qui revient toujours à la même place. Ici, il est difficile de ne pas penser au symptôme ; 2) Comme impossible. Ici, peut-on situer le symptôme comme ce qui répond (s’écrit) d’un impossible inhérent à la subjectivité ?

J’ajouterais une troisième caractéristique au réel, à laquelle fait référence le philosophe Clément Rosset[v] : le réel est ce qui nous est cruel. Le réel n’est pas cruel en soi, il est cruel par la douleur qu’il afflige au sujet du fait qu’un fragment de la réalité lui échappe, échappe à toute emprise signifiante et imaginaire. Ce qui est subjectivement traduit comme une douleur par le sujet viendrait témoigner d’un rapport au réel. Le réel ne se limite pas à cette douloureuse cruauté que tout sujet rencontre dans sa vie, mais ne peut-on pas penser que toute cruauté signe la présence du réel pour un sujet ? N’est-ce pas ce que rencontra l’homme aux rats avec le dit “ capitaine cruel ” ! 

Cette question du réel est centrale dans la pratique analytique en tant qu’elle est au cœur de son éthique : là où la morale situe le réel comme le “ mal ” à éviter et à dompter, l’éthique analytique place le réel au lieu de l’acte. L’impératif éthique freudien donne pour tâche au sujet de se positionner face au réel : Wo Es war, soll Ich werden. Même exigence chez Lacan, où “ la question éthique s’articule d’une orientation du repérage de l’homme par rapport au réel. ”[vi]. Cette articulation, qui découle logiquement du déploiement de la parole auquel est convié l’analysant, conduit le sujet à prendre acte et responsabilité du rapport qu’il entretient au réel. Orienter ainsi la cure l’éloigne de toute visée orthopédique (renforcement du moi, adaptabilité...).  

Finalement, ne pourrions-nous pas dire que la structure de l’échec c’est l’inconscient (ou l’Une-bévue selon la traduction que Lacan propose de d’unbewusst de Freud) et que la cure analytique est un travail de lecture de cet échec ? 

3- La clinique de l’échec.  

Savez-vous ce qu’est un TOC ? Comme certains patients déclinent leur identité en disant “ je suis PMD ” (psychose maniaco-dépressive), “ je suis alcoolique ”, d’autres disent “ j’ai un toc ”. Un toc est en fait une abréviation, issue de la psychiatrie, signifiant “ trouble obsessif compulsif ”. Comme la notion de névrose obsessionnelle ne fait plus partie des manuels de psychiatrie, DSM oblige, c’est en quelque sorte le toc qui prend le relais – néanmoins sur le plan de l’expérience, le réel de l’obsession existe bel et bien. Soulignons ici l’élimination par la psychiatrie actuelle de toute référence aux structures nosographiques classiques (névrose, psychose et perversion) pour ne s’attarder qu’aux signes symptomatiques. En se faisant objectiver par un symptôme, le déploiement de la subjectivité du sujet se trouve littéralement écrasé. Pas étonnant que l’affect dépressif soit si répandu !  

“ Je pense que la fantaisie la plus extravagante d’un psychiatre en délire n’aurait jamais réussi à construire quelque chose de semblable et si l’on n’avait pas l’occasion de voir tous les jours des cas de ce genre, on ne croirait pas à leur existence. ” Freud fait ici référence à la névrose obsessionnelle[vii].

Avec les repères que nous offre Lacan, nous pouvons ajouter que la névrose obsessionnelle se présente comme le paradigme des effets de la rencontre du langage chez le sujet. Elle illustre, de façon presque caricaturale, la contrainte inhérente à la relance du désir et met en relief la dimension compulsionnelle du symptôme (tout symptôme a quelque chose de compulsif). La névrose obsessionnelle déploie les apories que recèle la structure du langage et dont le sujet est l’effet.

C’est ce qui se dégage du “ cas ” d’un patient de Freud, souffrant d’un TOC, l’homme aux rats, Ernst Langer de son nom. Son histoire étant très connu[viii], je m’arrêterai que sur les éléments historiques liés aux questions qui m’ont fait relire ce cas.

Ce jeune homme de 29 ans consulte Freud pour obtenir un certificat médical qui lui permettrait de réaliser un scénario compulsionnel “ délirant ”, ce dont il ne sera jamais question. Il commence plutôt son analyse en parlant des obsessions qui le font souffrir ; il craint que quelque chose n’arrive à deux personnes qu’il aime : son père, mort 8 ans plus tôt et une dame, qu’il ne nomme pas (il faudra que Freud déchiffre son nom), avec qui il entretient une relation digne de l’amour courtois, relation que désapprouvais son père. Ces craintes surgissent à sa pensée de façon impérative (auto-prescription d’interdits, de contraintes...). La majeure partie de son activité mentale est mobilisée par un mode de pensée qui se traduit par des inhibitions, de l’ambivalence, de la procrastination, une rigidité, un sentiment de lâcheté et d’étrangeté à soi-même..., soit le tableau type d’un obsessionnel. Différents symptômes viennent tempérer ces pensées angoissantes et envahissantes. Mais ceux-ci sont tôt ou tard mis en échec, ils ne parviennent plus à contenir l’angoisse ; c’est le cas lors de la “ grande obsession ” qui a conduit l’homme aux rats vers Freud.  

Pour interroger le statut de l’inconscient en jeu dans cette analyse de Freud, deux axes : la réponse du sujet et celle de l’analyste, que j’aborderai par ces questions : comment, du lieu du symptôme, s’articulent les traits de structure et les éléments historiques de l’homme aux rats (cf. réponse du sujet) ? ; comment Freud oriente-t-il la cure (cf. réponse de l’analyste) ? 

“ Les malades ignorent l’énoncé de leurs propres obsessions ”, remarque Freud ; c’est souvent la première découverte que fait l’analysant : il ne peut plus ignorer la responsabilité qu’il a de son symptôme, il y est pour quelque chose. Avec le déploiement de la parole de l’homme aux rats, se produit une mise en forme du symptôme. Celle-ci est appuyée par le désir de Freud à dégager la logique des manifestations bizarres et morbides de la “ personnalité ” de l’homme aux rats et à rendre la cure “ intelligible ”.[ix]

Revenons à la grande obsession, dans laquelle se démontre la structure du symptôme majeur de l’homme aux rats : la compulsion – qui est chez l’obsessionnel ce qu’est la conversion chez l’hystérique. Cette grande appréhension obsédante constitue le paradigme de toutes les compulsions de l’homme aux rats. Freud nous démontre par l’analyse de cette compulsion que la logique par laquelle elle procède est solidaire de celle qui soutient la position subjective de l’obsessionnel.

Je rappelle brièvement les éléments de cette grande obsession que l’homme aux rats livre à Freud dès le début de l’analyse. Durant une halte au cours de manœuvres militaires, il est officier de réserve, il perd son Zwicker, (en français, son lorgnon ou pince-nez). Il communique avec son opticien afin que celui-ci lui en envoie un autre par la poste. Il est ensuite témoin du récit d’un supplice oriental qu’un capitaine raconte avec une évidente “ cruauté ”. Le supplice consiste à enfoncer des rats dans l’anus du supplicié. L’homme aux rats a alors d’immenses difficultés à décrire ce supplice à Freud. Freud note ici : “ on remarque sur son visage une expresion complexe et bizarre, expression que je ne pourrais traduire autrement que comme étant l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée. ” Après avoir entendu ce récit, une pensée fait irruption : que cela (le supplice) arrive à une personne qui lui est chère. Cette obsession ne s’arrête pas là. Le lendemain, le capitaine lui remet le colis contenant son lorgnon arrivé par la poste et lui dit : “ le lieutenant David en a acquitté pour toi le montant. Tu dois le lui rendre. ” Aussitôt, une “ sanction ” surgit : “ ne pas rendre l’argent, sinon "cela" arrivera ” (ie. le supplice pour son père et la dame). Puis, immédiatement après, fait irruption un “ serment ” en réponse à la sanction : “ tu rendras les 3 couronnes 80 au lieutenant David ”. Durant les jours qui suivent, il tente d’acquitter sa dette mais une série de contraintes, qu’il pose lui-même de manière compulsionnelle, l’en empêche. Ce n’est qu’une fois arrivé à Vienne et sous les conseils d’un ami qu’il poste un chèque. Car c’est en réalité la postière qui avait payé son colis, ce qu’il savait avant même que le capitaine lui ait rendu son lorgnon ! Dans la ville où était située la poste, il avait rencontré une jolie fille qui lui avait fait des avances, il comptait bien pour cette raison y retourner. 

Il semble bien que l’homme aux rats ait rencontré, à travers le récit du “ capitaine cruel ”, quelque chose d’inassimilable, d’impensable, un réel qu’il n’arrive pas à symboliser, ni à se représenter imaginairement sinon par le déploiement de la compulsion. En d’autres termes, c’est par le biais du symptôme que le sujet traite ce réel qui excède l’articulation signifiante dont il est l’effet.

Sans s’exclure, deux lectures permettent de cerner ce symptôme. D’une part, en superposant les éléments mis en scène dans cette compulsion avec des événements de l’histoire de son père ; d’autre part, en déployant la logique de cette compulsion. 

C’est en prenant appui sur la surdétermination du signifiant “ rat ” (Freud en parle comme d’un “ point nodal ”[x]) et par les éléments historiques de l’homme aux rats qui croisent ceux de son père, que Freud oriente la cure et ses interprétations.

Durant sa jeunesse, son père, alors sous-officier, avait joué et perdu une somme d’argent dont il avait la garde – il s’était ainsi conduit comme un Spielratte, un rat de jeu. Sans l’aide d’un ami qui lui prêta cette somme d’argent, il aurait eu de gros ennuis ; ce comportement méritait, aux yeux de son père, de “ se tirer une balle dans la peau ”[xi]. Plus tard, devenu fortuné, son père ne parvint jamais à retrouver cet ami afin de lui rembourser sa dette. C’est d’ailleurs à la suite d’un mariage avantageux que le père de l’homme aux rats devint fortuné. Il avait préféré marier une femme riche plutôt qu’une jolie fille qu’il avait aimée mais qui était pauvre ; c’est du moins ce que l’homme aux rats avait retenu des “ taquineries ” que se faisaient ses parents à ce sujet. Freud lie l’éclosion de la névrose et l’enjeu de ce mariage – il note la présence du signifiant “ rat ” dans le mot allemand heiraten, qui signifie “ se marier ”. Après la mort de son père, sa mère lui proposa de faire un mariage avantageux avec la fille d’un riche cousin. Devant cette demande faisant écho au conflit dans lequel s’était retrouvé son père, l’homme aux rats, à défaut d’acte, se réfugie dans la névrose, note Freud.  

La réponse de Freud, dans cette cure, est orientée par les effets qu’ont les éléments historiques du père dans la constellation subjective de l’homme aux rats. Lorsqu’il se retrouve devant des choix qui résonnent avec l’histoire de son père, il n’arrive pas, de son nom, à répondre. Le titre d’un paragraphe du texte de Freud (in “ Remarque sur un cas... ”) est évocateur : “ Le complexe paternel et la solution de l’obsession aux rats ”. Le réel qui fait échec à l’articulation signifiante se précise : il est lié à l’histoire de son père, spécialement là où il est question de rapport sexuel (le mariage étant l’institution qui fait pacte symbolique de ce rapport et qui le nomme), et là où il est question d’argent (l’argent sous un double aspect : la dette, qui questionne le rapport à l’Autre ; et la jouissance de l’argent).

L’impasse subjective que traduit la névrose de l’homme aux rats (indécision et doute généralisés) est issue d’une confusion – superposition – de deux trames signifiantes : la sienne et celle de son père. Telle est la lecture que fait Freud. D’où son interprétation – qualifiée d’inexacte mais de vraie par Lacan[xii] – qui attribue au père une place centrale (son refus de légitimer la relation de son fils avec la dame ; sa position de gêneur face à la réalisation de la “ sensualité ” de l’homme aux rats). Freud situe ainsi le rapport au père comme le point autour duquel gravite les deux conflits majeurs qui hantent l’homme aux rats : le conflit entre la filiation et la sexualité et celui entre l’amour et la haine. L’issue du conflit, ou plutôt son perpétuel (pèretuel) report, est trouvée dans la mort du père que fixe le symptôme – les diverses compulsions sont toutes liées au thème de la mort. Les obsédés “ ont besoin de la possibilité de la mort pour résoudre leurs conflits ”[xiii] ; il s’agit ici d’une mort symbolique (le père de l’homme aux rats est déjà mort) imaginée par le sujet. La mort se pose comme un trait auquel il s’identifie – on reconnaît ici une caractéristique bien connue de l’obsessionnel : faire le mort. Il y plusieurs autres supports identificatoires au père, comme celui de porter sa dette (dette d’argent mais aussi d’avoir failli devant le désir pour la jolie et pauvre femme).

Je rappelle, je ne m’y arrête pas car ce n’est pas le propos que je désire développer aujourd’hui, que c’est le repérage du signifiant “ rat ” qui a guidé Freud à soutenir cette lecture. Le signifiant “ rat ”, d’une part, apparaît là où rate (où est mis en échec) l’appréhension signifiante du réel ; ce réel qui n’est “ pas-tout ” signifiant, d’autre part, est bordé par le signifiant “ rat ” et est mis en acte dans l’espace de la compulsion.  

Maintenant, inversons la perspective : plutôt que lire l’histoire de la structure d’un sujet obsessionnelle (ce que Freud a fait selon moi), lire la structure d’un sujet obsessionnel situé à l’intérieur d’une histoire donnée.

En réduisant le déploiement de la compulsion, trois temps se dégagent : 1) irruption d’une pensée (obsession) ; 2) négation de cette pensée ; 3) répétition de l’alternance des deux temps précédents (compulsion).

Ce n’est pas n’importe quelle pensée qui obsède le sujet, ou pour être plus précis : n’importe quelle pensée peut devenir obsédante en autant qu’elle se rapporte au réel qui pose question au sujet. Ce dernier énoncé recoupe deux indications. La première de Freud : les obsessions usent des mêmes techniques que le Witz ; c’est par la voie du signifiant qu’une pensée se rapporte au réel. La deuxième est de Lacan : la névrose est une question (cf. le séminaire Les psychoses, p. 195) ; ici, il y a intérêt, pour l’analyste, à repérer quelle est cette question, d’où et par qui elle est posée, et à qui elle s’adresse (cf. le schéma L de Lacan).

L’homme aux rats nous montre que lorsqu’il a à se positionner dans son rapport à l’Autre, à l’Autre sexe plus particulièrement, soit quand il a à faire face à cet excès “ inarticulable mais articulé ” qu’est le désir, à ce moment, se déploie les trois temps du symptôme compulsionnel. Ici, pour ne pas allonger mon exposé, je ne fais que souligner quelques exemples dans lesquels se retrouve cette structure en trois temps : le commandement de se couper la gorge en réponse au désir d’épouser la dame ; le commandement de maigrir qui répond au désir de tuer un rival auprès de la dame (rival anglais que l’on surnommait Dick, Dick en allemand signifie gros ; autre exemple de la pratique du signifiant chez Freud). Dernier exemple : marchant, il heurte une pierre qui se retrouve sur la route ; pensant que la dame passera en voiture dans quelques heures et que cette pierre pourrait causer un accident, il l’enlève, un peu plus tard il retourne sur ses pas afin de replacer la pierre sur la route trouvant son précédent geste absurde ; suite au départ de la dame, il fut obsédé par une “ compulsion de comprendre ”.

À quoi répond cette logique à trois temps de la compulsion ?

À traiter, ai-je dit plus haut, le réel qui fait échec à l’articulation signifiante ; c’est ici que Freud situe la sexualité. La compulsion – véritable érotisation du non – traite l’excès, ce autour de quoi tourne la pulsion, par un procès de symbolisation.

“ Pas plus dans le signifiant que l’obsessionnel ”, rappelle Lacan. Ainsi, l’annulation, la dénégation, la prononciation de “ mots magiques ” afin de se défendre de ses désirs masturbatoires participent toutes à ce procès de symbolisation. Mais comme il y a toujours un reste résistant à ce traitement symbolique, celui-ci insiste. L’insistance de ce reste relance le procès de symbolisation... et ainsi de suite. L’obsessionnel croit fermement à la possibilité de contrer l’échec de la structure ; autrement dit, tout plutôt que de prendre acte du non-rapport sexuel !

La lecture de cette structure nécessite, il me semble, de reconnaître la place qu’occupe pour le sujet l’espace de la compulsion. Il ne s’agit pas de dire que le procès de symbolisation dont use l’obsessionnel pour faire face au sexuel est mis en échec, et penser, par exemple, qu’il souffre d’un malfonctionnement cognitif ; mais plutôt de tirer raison de cet échec.

C’est dans l’espace du battement compulsionnel, ie. là où est mis en acte l’échec de la structure, que le sujet se loge. Et c’est à ce sujet que s’adresse la réponse de l’analyste.  

Freud revient sans cesse sur le “ conflit morbide entre la filiation et la sexualité ” qui trouve son issue avec la mort. C’est effectivement ce que montre l’expérience de l’homme aux rats et de la névrose obsessionnelle. Nous pouvons toutefois considérer cette fonction de la mort comme une condition à la relance du désir : “ si j’ai le désir de voir une femme nue, mon père devra mourir ” ; à 12 ans, une fille qu’il aimait lui serait plus affectueuse si son père mourait. Pour désirer une femme, une contrainte est nécessaire : la mort du père (que le père soit effectivement mort ne change rien à l’affaire). Pour traduire autrement les trois temps de la compulsion : un désir s’appuie sur la fonction de la mort ; celui-ci est annulé (procès de symbolisation) ; cette annulation relance le désir, et ainsi de suite. Lacan, dans les dernières leçons du séminaire Les formations de l’inconscient, évoque ce déploiement par un renversement : le sujet reçoit, de sa demande de mort adressée à l’Autre, le message de la mort de sa demande.

Cette modalité de rapport à l’Autre (ou modalité transférentielle), qui est propre à la position subjective de l’obsessionnel, repose sur une aporie, celle que répercute justement la compulsion. Je m’explique. La névrose se définit, à mon sens, par l’insistance à faire exister l’Autre –  l’hystérique et l’obsessionnel s’y employant différemment. Le déploiement du désir obsessionnel procède de la destruction de l’Autre (d’où son agressivité si fréquente vis-à-vis autrui, l’autre), mais pour cela, l’Autre doit être préservé ! La relation transférentielle de la cure de l’homme aux rats baigne dans cette aporie. Les difficultés techniques que rencontrent les analystes avec les obsessionnels (cf. l’abondante la littérature analytique à ce sujet) sont à situer au niveau de cette aporie ; il s’agit d’ailleurs moins de problèmes techniques que de difficultés à lire la structure.

Ainsi, dans la logique de la pensée obsessionnelle : toute chose susceptible de soutenir le désir équivaut à sa négation (qu’il s’agisse d’une femme ou d’une décision quelconque). Plutôt qu’un non-rapport, l’obsessionnel fonde son rapport sur le non. Tout en constituant une visée, la destruction de l’Autre ne doit pas se réaliser, l’obsessionnel ne saurait y subsister. Devant cette contradiction, plutôt faire le mort que de s’y affronter. D’où le côté paradoxal de la compulsion qui à la fois résout et alimente cette contradiction. Là où le désir entre en contradiction avec lui-même, le symptôme s’obsessionnalise. 

C’est dans l’espace de la compulsion, disais-je, que le sujet s’inscrit. Le problème, celui auquel l’homme aux rats fait face, est que cette inscription se fait pas le biais du non plutôt que du nom, la castration qu’implique la nomination lui est insupportable. Il est ainsi toujours à un pas de son désir, à une dénégation près – ce n’est donc pas que l’obsessionnel ne désire pas, comme on peut l’entendre parfois.  

Pourquoi ce mode de réponse chez l’homme aux rats ?

La névrose obsessionnelle est un choix du sujet (ou encore : le sujet est ce choix). Ce choix répond à la rencontre de la demande, à la rencontre de l’excès que la demande ne peut pas cerner. L’homme aux rats situe le début de sa “ maladie ” alors qu’il était âgé de 6 ans, époque où il “ souffrait d’érections [...] J’eus l’idée morbide que mes parents connaissaient mes pensées, et, pour l’expliquer, je me figurais que j’avais exprimé mes pensées sans m’entendre parler moi-même. ”[xiv] Ce qui étonne ici, ce n’est pas que l’Autre sache ses pensées (être parlé par l’Autre est un moment de folie obligé chez l’enfant), mais qu’il soit, déjà là, absent de sa parole. On reconnaît ici la difficulté de l’obsessionnel à s’engager. Cette absence me semble traduire une non-assomption de la nomination[xv] - ici encore, on retrouve un autre trait commun à la névrose obsessionnelle, le sentiment d’étrangeté à soi-même, qui se distingue d’une dépersonnalisation psychotique.

Autre exemple, durant sa grande obsession, l’homme aux rats hésite à accomplir son serment (rendre l’argent au lieutenant) ; se trouvant dans une gare, il doit décider s’il se dirige vers la poste (là où est la postière, celle qui a payé son lorgnon, comme il le sait bien) ou s’il prend un train en sens opposé ; un porteur lui demande alors s’il prend le train de 10 heures (train allant en sens opposé), il acquiesce, ce qui vient trancher son dilemme. Ce n’est évidemment pas l’événement extérieur qui tranche, il choisit plutôt sans reconnaître que c’est son choix, sans poser d’acte.

Le futur obsessionnel a bien quelques modèles autour de lui, rappelle Lacan. L’homme aux rats relate un événement l’ayant marqué et qui touche justement à la nomination, à la nomination de son père. Alors qu’il était très petit, il avait été puni. Il aurait réagi en injuriant son père. Celui-ci dit alors : “ Ce petit-là deviendra ou bien un grand homme ou bien un grand criminel. ” Cette nomination du père n’est-elle pas elle-même articulée sous un mode compulsionnel ? Les deux termes qui se nient (homme et criminel) ne s’excluent pas : un criminel est un homme ; le pas est vite fait pour qu’un homme soit un criminel... 

Chez l’homme aux rats, la compulsion, c’est-à-dire le travail du non, semble suppléer à la faillite du nom. Pas étonnant que la dette soit un enjeu si crucial. Au lieu de la faillite paternelle (celle, du moins, supposée par l’homme aux rats), le signifiant “ rat ” apparaît (paiements partiels en allemand : raten). Le comble, c’est que Freud élèvera ce signifiant au rang de nom propre : l’homme aux rats ! 

La compulsion de l’homme aux rats signe donc le ratage de l’acte de nomination. Nomination dont l’enjeu est moins de nommer quelque chose pour quelqu’un que de produire un lieu d’où le sujet nomme. La nomination est un dire qui fait acte en tant que le sujet assume sa position subjective. Autrement dit, la nomination en tant que dire fait coupure : se couper de l’Autre en s’y appuyant.  

Pour terminer, une question : l’orientation d’une cure est-elle tributaire au statut que l’analyste donne à l’inconscient ? La réponse est sans nulle doute affirmative. Qu’en est-il de la cure de l’homme aux rats ? Il y a, à mon avis, un écart entre ce que Freud écrit quant à la place qu’occupe l’inconscient et ce que les deux textes de cette cure témoignent. À plusieurs reprises Freud écrit que l’analyse vise à “ rendre conscient l’inconscient ”.[xvi] Malgré cette indication, il ne semble pas que ce soit cette opération qui fut cruciale dans cette cure. D’ailleurs, l’expérience ne nous enseigne-t-elle pas que cette traduction (rendre conscient l’inconscient) ne produit pas de véritables transformations subjectives, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne procure pas une certaine mobilisation éthique.

Est-ce à rendre conscient la surdétermination inconsciente du signifiant “ rat ” ou est-ce d’être conscient qu’il portait à son insu la dette de son père que se produit une modification de sa position subjective ? Est-ce que l’inconscient constitue un savoir insu, accumulé par le sujet et issu des signifiants de l’Autre (famille) ? Il y a bien quelque chose de cet ordre chez l’homme aux rats, mais est-ce bien ce à quoi se réduit l’inconscient ?

Répondre oui à ces questions nierait la spécificité de l’inconscient et induirait cette idée que l’on peut épuiser l’inconscient. D’où l’intérêt de l’aphorisme de Lacan : “ l’inconscient c’est le réel ”. Autrement dit, l’inconscient apparaît là où le sujet rencontre la limite à rendre conscients les éléments de son histoire, ce qu’illustre bien le symptôme.

Si l’interprétation de Freud, orientée par la superposition de l’histoire du père avec celle de l’homme aux rats, opère, n’est-ce pas parce qu’elle conduit le sujet à s’affronter au réel, n’est-ce pas parce qu’elle le pousse à se positionner (acte de nomination) devant la béance impossible à combler que symbolise la dette ? Finalement, n’est-ce pas en tirant raison (ici, il s’agit d’un savoir inventé) de l’échec du rapport à l’Autre et du rapport sexuel que mettaient en scène le symptôme qu’une mobilisation subjective pu advenir ?



[i]  Ce texte a été écrit à partir des notes qui m’ont servi d’appui pour ma présentation à la journée du Pont Freudien, le 23 octobre 1999.

[ii]  Lacan, “ L’étourdit ”, in Scilicet no 4, Seuil, 1973, p. 33.

[iii]  À noter que le statut réel de l’inconscient est contemporain chez Lacan au développement de sa topologie nodale : “ Le réel est caractérisé de se nouer, encore ce nœud, faut-il le faire. La notion de l’inconscient se supporte de ceci que ce nœud, non seulement on le trouve déjà fait, mais on se trouve fait en un autre accent du terme : "On est fait !" [...] L’inconscient, c’est le réel, je mesure mes termes. [...] L’inconscient, c’est le réel en tant que chez le parlêtre, il est affligé de la seule chose qui fasse trou, qui du trou nous assure, c’est ce que j’appelle le symbolique. ” Lacan, R.S.I , leçon du 15 avril 1975.

[iv]  Voir, entre autres, la troisième partie de Introduction à la psychanalyse et Inhibition, symptôme et angoisse.

[v]  Rosset, C., Le principe de cruauté, Éditions de Minuit, 1988.

[vi]  Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, p. 21

[vii]  Introduction à la psychanalyse, 17e conférence, “ Le sens des symptômes, p. 239, Pbp.

[viii]  La cure de l’homme aux rats est relatée dans deux textes : “ Remarque sur un cas de névrose obsessionnelle ” in Cinq psychanalyses, Puf, 1977 ; L’homme aux rats. Journal d’une analyse, Puf, 1993.

[ix]  C’est ce qui, du moins, ressort des trois premiers mois de cette cure qui dura une année. Freud ne relate que cette période, il ne dit rien du reste de la cure sinon qu’elle “ aboutit au rétablissement complet de la personnalité et à la disparition des inhibitions du patient ”, in “ Remarque sur un cas... ”, op. cit., p. 5.

[x]  Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 179.

[xi]  Ibid., p. 175.

[xii]  Lacan, “ La direction de la cure ”, in Écrits, Seuil, p. 597.

[xiii]  Freud, “ Remarque sur un cas... ”, op. cit., p. 253.

[xiv]  Ibid., p. 203.

[xv]  C’est sans doute pourquoi l’on rapproche souvent la névrose obsessionnelle et la psychose. Chez le psychotique, toutefois, il s’agit plutôt d’un défaut de nomination, et non d’un défaut de son assomption.

[xvi]  À noter que Freud ne parle jamais de “ prise de conscience ”, expression avec laquelle nombre de psy se gargarise. Une distinction est à faire : la prise de conscience exclu l’Autre alors que c’est l’Autre qui rend conscient l’inconscient. Cette dernière opération nécessite la reconnaissance de l’appui de l’Autre, soit ce qui est le plus insupportable pour l’homme et la femme, remarque Freud dans  “ Analyse finie et analyse infinie ”.