Pour une éthique
Jean-Paul Gilson

Avançons qu’elle se mesure à son but sans pour autant que tous les moyens soient licites pour y parvenir.

Elle se distingue de la morale et des codes de déontologie qui requièrent des assentiments collectifs.

L’éthique exige une adhésion subjective qui peut se trouver en conflit avec la morale et cette déontologie. Ce conflit certes ne lui est pas essentiel, mais son occurrence nous renseigne sur la radicalité des principes mis en cause dans le champ tout particulier de l’éthique.

Car si la tradition philosophique lui a donné une place éminente pendant vingt-cinq siècles, c’est probablement à la psychanalyse que nous devons le regain de passion qu’elle suscite de nos jours.

En quoi donc la découverte freudienne a-t-elle modifié les données que nous léguait la pensée philosophante? En ceci :

1° La conscience morale ne pouvait plus suffire à assurer sa prise sur des phénomènes qui lui échappaient (voyez aujourd’hui la pédophilie...) ;

2° Que l’existence de désirs inconscients qui forment la trame insue de notre conduite quotidienne destitue la primauté du bon vouloir et des règles qu’on lui impose.

Il va de soi que l’insu de ce désir ne le dédouane pas automatiquement des règles prescrites par la civilisation pour préserver l’intimité et la privauté de chacun.

Avec l’intime, nous entrons en effet dans le coeur du sujet à débattre.

Car l’intime ne poserait aucun conflit pour une éthique[1] s’il ne lui était pas consubstantiel de se dédoubler en extériorité. L’heimisch toujours unheimlich. L’étrange inquiète donc par les affinités qu’il réveille en la vacuole de vide que cerne l’être de chacun. Il y a donc “ extimité ” de l’inquiétante étrangeté. Chose obscure dont semble pâtir l’être humain.

C’est à cet obscurantisme que Lacan adressa son Scilicet. Il est permis de savoir là où d’aucuns jouissent de l’aura de jouissance dont l’Autre se pare à simplement se pourvoir d’occuper la place de garant du dire. En d’autres termes, ne jouit pas celui qu’on croit ! mais celui qui croit que l’autre... Transitivité de réplique toute infantile.

Le psychanalyste n’est pas cet Autre en substance, il en occupe la place, voire l’incarne provisoirement quand l’imaginaire règne en maître.

C’est dire que la jouissance ne lui est jamais que supposée par ceux-là mêmes qui craignent qu’il n’use inconsidérément de son pouvoir. Car quand bien même s’en octroierait-il la licence qu’il ne ferait que déchoir aussi bien de sa fonction que de l’enjeu subjectif où le mène l’analyse.

Ceci implique deux choses :

1° Un repérage articulé de ce qui soutient l’acte analytique, soit l’exacte portée d’une manoeuvre toute déterminée par le désir de l’analyste, non sa jouissance. C’est de ce point qu’il semble franchir le seuil de la décence pour les timorés ou les envieux, cas jusqu’ici non articulé puisqu’il y faudrait ajouter l’incidence significative de l’homosexualité ;

2° Une opération préalable de vidage de l’espace subjectif de la jouissance, lequel n’est pas inné mais construit, comme l’œuvre agissante du langage et de sa parole nous le démontre et le théorise à partir des travaux tout pertinents d’un linguiste comme Guillaume, subduction qui équivoque en ce point avec subversion pour tout sujet.

Est-ce donc seulement à parer des effets imaginaires en quoi consiste l’éthique analytique ? En ce sens, l’atypie du comportement suffirait : asymétrie du dispositif de la cure qui place l’analyste hors de portée visuelle de son analysant et restreint leurs rapports physiques à une poignée de mains de salutation.

Ou pour permettre la structuration symbolique attendue ?

Dans ce cas aucun analyste ne devrait ignorer l’insistance silencieuse de la pulsion au coeur des séries signifiantes tel que l’exemple nous en est fourni par Lacan dans “ Parenthèse des parenthèses ” (in Écrits, p. 54). On se doute bien que les chantres de l’idéal analytique sont loin du compte, ont-il seulement parcouru cet article, à défaut de le comprendre ?

Le silence de la pulsion est-il seul à rejoindre la topologie du vide interne que cerne l’être de l’homme ?

Et l’éthique, dans ce cas, n’exige-t-elle pas, rien qu’en ce moment, une passion pour la logique et ses codages ? On mesure ici ce qu’une école de psychanalyse se doit d’exiger pour ses impétrants.

Mais ce n’est pas tout.

Affronter le réel de ce lieu du vide va bien au-delà de l’asymétrie imaginaire qui fait le vide du regard ou de l’articulation signifiante qui requiert sa propre suspension pour sa scansion. Le Réel est phénomène, par le noeud qu’il nous oppose.

Le noeud est aussi social. Il semble que deux manières autorisent les manifestations réelles de la jouissance humaine[2], le symptôme comme noeud et le savoir.

Si l’éthique de l’analyste préserve les deux premiers lieux dans la scène strictement privée, il semble que le troisième déborde de ce cadre.

Le débat doit s’ouvrir en ce point où, vidé de sa jouissance, ce lieu est appelé à se remplir du savoir qui le borde sans jamais pouvoir le combler.

Le savoir n’est pas idiot (gr.idiotes), il se diffuse, il se partage. En ce sens l’éthique exige de l’analyste qu’il fasse preuve de son savoir dans des champs plus socialisés que l’espace de la cure.

La question demeure cependant de savoir si l’analyste peut y occuper un rôle différent de celui de l’enseignant ou de celui de maître. Témoignage d’un savoir-y-faire qui n’est pas donné à chacun et réveille les vieille haines et jalousies quand ce n’est pas la mise à mort.

Je n’en dis pas plus pour cette fois-ci.

21-1-97


[1] On se souviendra de ce que Freud déjà nous disait du plus privé des cures de ses patients, qu’elles sont inviolables de ce seul fait, trop privées pour être reconnues.

[2] hormis cet artifice curieux que médiatise le phallus dans la sexualité